Soiliance Production
Corps/Toucher : Le corps vécu et la différence des ressentis
Pierre ANCET, est maître de conférences en philosophie, Université de Bourgogne , chercheur au CNRS, directeur de l’Université pour Tous de Bourgogne (UTB).
Pierre est passionné par le langage du corps, les différentes dimensions du corps, il est l’auteur de différents ouvrages dont : « le corps vécu chez la personne âgée, la personne handicapée », c’est à ce titre qu’il a été invité au congrès du Toucher-massage en 2016, dont la thématique était : « Ce corps tant haï, ce corps tant aimé. »
Pierre : « Le corps tel qu’il est vécu par chacun d’entre nous est très différent de ce que nous pouvons imaginer compte tenu de son apparence extérieure. Lorsque nous voyons une très vieille personne ou un individu atteint par un handicap visible, nous projetons nos propres états intérieurs sur son corps. C’est la raison pour laquelle nous imaginons souvent leur vie insupportable : parce que nous imaginons que nous ne pourrions pas la vivre. Ce qui se traduit par des pensées comme : « je ne pourrais pas être à sa place » ; « je préférerais mourir que de vivre cela ». Or les personnes qui sont confrontés à ces vicissitudes du corps doivent bien vivre avec elles. Le problème ne se pose plus du tout de la même manière lorsque l’on est face à la difficulté, suite à l’accident, ou suite à la maladie. Car désormais il faut bien vivre, ne pas renoncer à soi. Et parfois même on en vient à développer d’autres manières de vivre.
Nous aborderons de nombreux exemples de ces adaptations à ce que l’on nomme le handicap physique ou sensoriel : est-il vrai par exemple que toute personne paralysée se sent coupée de son corps ? Est-il possible à l’inverse de ne pas être touché par une quelconque atteinte organique et de ne plus sentir son corps ? Nous ferons allusion à nos deux ouvrages co-écrits traitant de ce sujet : Le Corps vécu chez la personne âgée et la personne handicapée, et Dialogue sur le handicap et l’altérité. Ressemblances dans la différence, mais aussi à Conscience du corps de Richard Shusterman, à propos des pratiques de développement de la conscience de soi vues par un philosophe et praticien de la méthode Feldenkraïs, ainsi qu’aux nombreux livres d’anthropologie du corps de David Le Breton, car notre perception et notre vécu du corps est aussi largement culturelle, et transformée par nos propres référents symboliques. Le fonctionnement du corps n’est pas seulement physiologique, comme l’écrit David Le Breton dans Anthropologie de la douleur : il faudrait penser une physio-sémantique, qui mette en lien la physiologie et le sens subjectif, groupal, social et culturel que nous donnons à ce que nous vivons.
Tous ces exemples auront pour fonction de nous faire réfléchir aux différences que nous ne soupçonnons pas : chacun d’entre nous vit probablement son corps et son rapport au monde différemment de ce que vit son voisin, ses enfants ou son propre conjoint. Il les vit différemment de ceux qu’il soigne ou accompagne en tant que professionnel du champ médical ou médico-social. Si l’empathie est une indication importante de ce que peut expérimenter autrui, encore faut-il se méfier d’une empathie supposée qui n’en est que l’apparence . L’empathie peut n’être parfois qu’une projection sur le corps d’autrui de nos propres sensations ou représentations, elle n’est alors « qu’empathie égocentrée », elle n’a pas plus de valeur que la « réciprocité unilatérale », parce qu’on la postule au lieu de la vivre avec autrui.
Développer notre ressenti somatique signifie donc être en mesure de conserver la juste distance et la bonne qualité de contact envers autrui. Etre trop proche peut être intrusif ; être trop distancier peut donner le sentiment que l’on rejette l’autre. Notre empathie se nourrit à la fois de nos sensations et de nos connaissances : elle est affective et cognitive. Elle peut s’appuyer sur l’imagination, mais une imagination qui se souvient qu’elle n’est qu’imagination, comme la connaissance comporte en elle le savoir de ses limites. Nos expériences, nos discussions et nos interrogations sont d’autres moyens de se rapprocher du ressenti psycho-somatique d’autrui qui restera pourtant à jamais de l’ordre de l’incommunicable. Mais nous faisons ici l’hypothèse qu’une part difficile à quantifier de ce que nous vivons est de nature intersubjective, que le partage existe, malgré l’ensemble des obstacles que nous venons d’évoquer. »