Faire corps avec et pour autrui par un geste juste

Heureux sont ceux qui, lors d’un soin convoquant toute notre attention, connaissent cet insaisissable instant qui nous entraîne à 20 cm du sol du simple fait que la connexion à ce que nous faisons est pleine, totale et sans ailleurs. Il s’agit d’un état de conscience, ou plutôt de non conscience, où l’intuition prend le pas sur la raison et permet la plus belle expression du Soin.

Une expérience du corps-esprit

Le soin est une expérience physique et psychique qui déborde les limites du Soi et l’Autre. L’esprit et le corps infirmier tend à produire un soin, ce dernier devient alors le prolongement de ce Corps-esprit et va rallier les rives de l’altérité. La pensée infirmière pour s’accomplir demande une intention vers autrui. L’espace qui sépare les êtres diminue pour que se produise le rapprochement des corps et cette connexion nous demande de lui donner du sens pour que celui qui reçoit cette intention puisse l’accueillir comme un Bien en soi. Le soin se doit d’être pensé dans sa dimension éthique qui nous oblige à le penser en termes de non malfaisance pour devenir le meilleur de moi-même offert à autrui.

Hippocrate nous demandait de penser en même temps deux notions bien précises : le soulagement et la non malfaisance. Quand on s’interroge autour de la maladie, il convient de toujours garder en tête la volonté duelle de soulager et de ne pas nuire «Primum non nocere». Il ne suffit pas de le vouloir, il faut aussi vérifier son innocuité dans les conséquences de cette action. C’est bien avec et pour autrui que ce prolongement du corps-esprit soignant doit se penser, se construire et s’accomplir.

Lors d’un soin complexe qui a trait directement avec la chair d’autrui, le Professeur Patrick Lozac’h, chirurgien digestif, parle de l’extase du chirurgien comme de l’extase plotinienne, le plus haut degré de vie et de liberté de l’âme. Un état qui ne peut être conscient qu’après l’acte lui-même. Que se passe-t-il alors ? Ce niveau infra ou supra-conscient peut se définir tout d’abord en ce qu’il n’est pas. Il n’est pas cette séparation et cette distinction que l’on pourrait faire entre la conscience de soi, la conscience de l’Autre et la science de l’acte de soin. Ce sont des philosophes qui, comme Plotin et Bergson, ont évoqué les premiers ces états singuliers.

« C’est bien avec et pour autrui que ce prolongement du corps-esprit soignant doit se penser, se construire et s’accomplir. »

Une pensée nue agissante

L’extase est ce moment précieux où le calcul se tait et le problème s’apaise. La raison perd pied et laisse place à la confiance en ce que nous avons appris en termes de connaissance et d’expérience. Dans ce sens, Plotin parle de la réalisation de l’Unite, du Tout. Les orientaux parlent de Samadhi. Il s’agit d’une forme de mise en ordre du corps-esprit, de l’acte de soin et de sa production. On peut dire qu’il y a unification avec l’objet de concentration. C’est un accomplissement, une concentration totale de l’esprit qui se fond dans le corps, se prolonge dans le soin et dans son absorption chez autrui. Cet état nous propulse dans un nouvel espace « ou le sujet et l’objet disparaissent au profit d’une expérience d’un autre ordre ».

Certaines professions poussent cette expérience pour en faire leur quotidien. Les ostéopathes perçoivent et ressentent dans leur corps les dysfonctions du corps du patient. Le pratiquant d’un art martial ou le calligraphe doit se libérer de sa conscience pour prolonger son geste bien au-delà de son enveloppe corporelle pour qu’il soitjuste. Ce geste devient une pensée nue agissante, forte de l’art infirmier ou la conscience n’est plus autant nécessaire que l’intuition.

« Quand la raison perd pied et laisse place à la confiance en ce que nous avons appris en termes de connaissance et d’expérience. »

L'extase du soin

Nous en arrivons donc à ce niveau de « justesse » du corps-esprit que nous nommerons à l’instar de Plotin, Bergson et Gens : l’extase. Nous préférerons l’extase à l’enstase pour le fait de la démonstration ci-dessus et qu’il s’agisse plus d’un débordement des limites corporelles pour se connecter à l’ambiance et au Tout qu’un état purement intérieur. Du grec extasis qui vient d’ekistémi : « en dehors », et « se tenir » (se tenir en dehors de soi-même).

Oui, l’extase infirmière est un non-lieu, une ectopie (qui signifie « en dehors du lieu, déplacé, étranger ») qu’il ne faut entendre ni sur le plan juridique ni sur le pian médical mais bien sur la notion philosophique plus proche de son étymologie et qui décrit le déplacement en un lieu extérieur. Cette extase soignante est au cœur de notre profession, elle est peut-être même Le cœur, ce cœur qui bat sans besoin de conscience et qui anime l’âme d’une confraternité qui ne cherche qu’à faire corps avec et pour autrui par un geste juste.